À L’ATTENTION DES INDIGNÉS

Au nom de la liberté d’expression, il me semble impossible aujourd’hui de clamer : « Je ne suis pas Charlie. » — La liberté d’expression serait-elle en train de tuer la liberté d’expression ? Comme c’est étrange…

La chose est effrayante en réalité. Me voilà dans l’obligation de dire, penser et être Charlie, et dans le cas contraire, je serai recadré par la ruche. Eh quoi ! N’ai-je donc pas le droit de douter ? Charlie et ses stylos incarnent-ils réellement la liberté d’expression ainsi qu’on me l’impose en boucle ? Noyé dans le pathos des images et des manifestations que les médias amplifient par leur matraquage, me voilà dans l’interdiction tacite de dire : Charlie n’incarne pas la liberté. Certes, les dessinateurs de ce journal se sont donné une liberté de s’exprimer, mais pourquoi cette « liberté » s’est-elle retournée contre eux de manière si sauvage, si animale et si indiscutablement condamnable ?

N’est-ce pas en définitive parce que cette violence est leur propre boomerang qui se retourne contre eux après avoir gagné en force chez leurs ennemis ? Scandale ! me répondrez-vous. Puis vous continuerez ainsi : « C’est parce qu’ils connaissaient la liberté de façon éminemment supérieure à leurs ennemis que ces derniers les ont traités avec tant de barbarie. » Soit donc, je vous demanderai alors la chose suivante : leur liberté était-elle à ce point évoluée ? En ce cas, pourquoi s’accordaient-ils le droit d’offenser la misérable ébauche de liberté de leurs adversaires par des satires si amères ?

En vérité, je crois qu’ils manipulaient le mot « liberté » sous la mine de leurs crayons de couleurs, mais qu’au fond ils ne la connaissaient guère plus que leurs assassins. Ils ont touché à des choses qui les dépassaient. Tel l’enfant tirant la queue d’un tigre qu’il prend pour un chat, et sous prétexte de le domestiquer, ils ont surtout exaspéré l’animal du haut de leur supériorité intellectuelle. Mais voici que le tigre s’est retourné contre eux, se révélant soudain pour ce qu’il est : une bête sauvage !

La tragédie qui vient d’arriver nous dit en réalité une chose : nous ne savons pas user de notre liberté et encore moins éduquer celui qui en manque afin de l’aider à en acquérir plus. Bien davantage , nous ne sommes pas libres à hauteur de nos prétentions. Mais le malheur de notre malheur, c’est que nous croyons être au sommet de notre liberté dès que nous nous donnons le droit de traiter une idéologie barbare par le non-argument. C’est-à-dire par le crayon de la satire ou par le bâton du policier ! Car ce qui relie l’un et l’autre, c’est précisément le caractère lapidaire de l’argument, l’extrême brièveté du propos, le recours à une charge pour répondre à la partie adverse.

Ainsi donc on usera de la matraque pour les individus encore incapables d’écouter un argument construit. Et à ce titre, parce que le représentant de la force publique connaît fort bien le caractère conflictuel de sa mission, il s’y prépare avec tous les moyens adaptés. En revanche, le satiriste, en croyant user de son crayon comme d’un moyen pour éduquer, et alors qu’il ne comprend pas qu’il a entre ses doigts la matraque d’une forme de Répression, se laisse surprendre par une scène de guerre qui n’est plus métaphorique, par une riposte qui n’est plus une image… Il s’ensuit que la mort d’un Policier est toujours celle d’un homme courageux, parce que le courage c’est d’être pleinement conscient du métier que l’on fait sans se leurrer à son propos.


ivsan et dianitsa otets