Libéré des CHAINES ou amoureux de celles-ci?
"Négativité! Tout ce que vous avez dit est une fois encore négatif: iconoclasme, combattre la fermeture du langage, combattre la déraison de la parole folle, et quoi encore? Que proposez-vous de positif et quel programme?" Je pourrais répondre savamment par la positivité dialectique de la négativité. Seul le "non" est finalement producteur de mouvement et d'avancée. Mais je préfère, une fois encore, me référer à l'image la plus simple: un homme est enchaîné, pieds et poings, chaînes scellées. Il ne peut en rien se libérer. Vous venez avec une masse et vous brisez les chaînes. C'est dans sa matérialité un acte purement négatif, exclusivement négatif: vous avez cassé un bien joli produit de la technique humaine, des chaînes. Vous avez détruit l'oeuvre d'un artisan ou d'une grande entreprise manifestant le progrès humain. Vous êtes uniqement négatif, d'autant plus que vous ne faites strictement rien d'autre. Vous avez cassé un bel objet en fer, désormais inutilisable. Et vous vous êtes arrêté là. Vous n'avez rien construit de positif. C'est sûr. Mais avais-je en outre à prendre le prisonnier libéré par la main, à le mettre dans ma tutelle, à lui apprendre ce qu'il avait à faire, ce qu'il pouvait faire! Avais-je à remplacer sa chaîne de fer par une autre invisible? Cette oeuvre purement négative n'est-elle pas productrice de la liberté, l'homme qui sans entrave peut se mettre debout, se mettre à marcher, choisir sa direction, ce qu'il ne pouvait pas faire. Et bien qu'il le fasse! Mais seul lui peut le faire et s'il préfère rester accroupi dans sa prison à regretter ses chaînes, quelle oeuvre positive puis-je encore accomplir pour lui? Telle est bien exactement notre situation.
Jacques Ellul
La parole humiliée p 297